C’est un revival que personne n’a vu venir. A la faveur d’une BD postée sur le Net au printemps, la notion des années 80 a refait surface et a contaminé les conversations. En quelques jours, tout est devenu «charge mentale», cette élasticité cérébrale, bien connue des femmes, qui permet de penser et gérer dix mille choses à la fois, au bureau comme à la maison. Une disposition typiquement féminine ? C’est bien ça le hic. Dans son strip numérique Fallait demander publié mi-mai, la dessinatrice Emma aborde l’inextricable inégalité des femmes et des hommes face aux tâches ménagères et éducatives (1). «La charge mentale, explique-t-elle, c’est le fait de toujours devoir y penser.» A quoi ? A tout pardi ! «Ajouter les cotons-tiges à la liste de courses, penser au délai pour commander le panier de légumes, ne pas oublier le retard pour les étrennes du gardien ou que le petit n’a plus de pantalon à sa taille.»
La charge mentale repose quasi exclusivement sur les femmes, travail permanent, épuisant, invisible, précise la dessinatrice de 36 ans, par ailleurs ingénieure informatique. A peine publiée, la BD a été partagée plus de 200 000 fois. Pourquoi un tel hit ? L’expression est si raccord avec la vie travaillée, numérisée et privée de 2017 qu’elle semble avoir été conçue pour notre époque, juste là, maintenant. En fait, elle remonte à plus de trente ans.
Elle vient du monde du travail, plus précisément des ergonomes qui analysent chaque geste. Tensions, poids, pressions, longtemps ces spécialistes se sont focalisés sur le physique, les effets de l’activité sur les corps. C’est le temps du travail manuel, les experts parlent alors de «charge physique». Mais, à la fin des années 70, sociologues et psychologues voient se profiler de profondes transformations : le travail ouvrier diminue au rythme des fermetures d’usines, les emplois se créent dans les services et les bureaux, l’ordinateur intensifie et accélère les rythmes, le client impose ses exigences, l’urgence bouscule les horloges professionnelles.
Même s’il existe toujours dans ses dimensions physiques, le travail devient de plus en plus gymnastique de l’esprit. La charge physique évolue en sollicitation psychique. Il faut trouver un item pour décrire ces nouveaux phénomènes qui ne cesseront de s’accentuer avec le temps. «Dans un continuum théorique assez évident, nous sommes passés de charge physique à charge mentale», explique la psychologue du travail Pascale Molinier, professeure à l’université Paris-XIII Sorbonne-Paris-Cité.
Les nouvelles pressions
Quelle réalité désigne ce nouveau terme au début des années 80 ? Ce qui constitue le quotidien de tout salarié en 2017 est alors en germe : l’obligation de faire face à une multiplicité de demandes dans un délai très court, provoquant interruption, fragmentation, émiettement du travail. En 1998, la charge mentale entre officiellement dans les statistiques françaises. «J’aurais dû breveter l’expression», s’amuse Sylvie Hamon-Cholet, chercheure au Centre d’études de l’emploi et du travail. Cette année-là, elle pilote l’enquête référence des pouvoirs publics sur les conditions de travail (2).
Comment mesurer l’impact de ces nouvelles pressions qui se répandent dans les bureaux ? Concentration, objectifs contradictoires, travail dans l’urgence, tout cela a un «coût» : d’ordre cognitif (attention, complexité, mémorisation…) et psychique (responsabilité, estime de soi, peur…). «Nous avons choisi ce terme pour l’enquête Conditions de travail 1998. Mais c’est une notion floue. La mesurer ou l’estimer est une tâche compliquée pour le statisticien, explique Sylvie Hamon-Cholet. Il faut construire des questions qui reposent moins sur le ressenti ou le subjectif que sur le vécu.»
A cette époque, la France découvre le «stress» au travail, sujet de société en une des hebdos. Invitée en 1998 au Téléphone sonne, l’émission des auditeurs de France Inter, Sylvie Hamon-Cholet emploie sciemment le terme de charge mentale. C’est le mot que les sociologues du travail utilisent alors que stress est adopté par le grand public et les consultants désireux de vendre une vision «positive» des tensions en entreprise, avec solutions RH afférentes. La gestion du stress devient un business, la charge mentale est réservée aux labos.
Bizarrement, le mot n’est guère repris et décliné à cette époque par les féministes. Comme si elles en restaient à l’héritage d’un brillant passé. 1970 : la sociologue et figure du féminisme français Christine Delphy théorise l’exploitation des femmes dans son livre l’Ennemi principal. Elle définit le patriarcat comme une entité sociale hiérarchique et inégalitaire, écartant ainsi toute conception biologique et essentialiste de la famille et des relations de couple. Une révolution. Se forge le concept de «travail domestique» : ce ne sont plus de simples «tâches» mais bien une activité qui partage tout des contraintes du travail masculin, celui qui s’exerce dans les entreprises, à l’extérieur, et qui, lui, est reconnu et rétribué.
Théorisé, le travail domestique quitte la sphère privée, devient un enjeu politique, et la «double journée» une évidence. Quoique… A la fin des années 70, l’Insee comptabilise pour la première fois ce temps ménager, et la France se gausse. Les femmes font plus le ménage que les hommes ? Quelle découverte ! Pas la peine de stats pour le savoir. «L’Insee s’amuse», juge la presse.
En 1984, alors que la charge mentale se répand dans le monde de la recherche, une sociologue, Monique Haicault, se livre à un mix des deux notions. Dans un article intitulé «La gestion ordinaire de la vie en deux», elle écrit : «La charge mentale de la journée redoublée est lourde d’une tension constante, pour ajuster des temporalités et des espaces différents.» La jonction est établie entre travail domestico-familial, exigences professionnelles et accélération des temps travaillés. Comment répondre en une seule journée à l’ensemble de ces injonctions ? Dans le sillage de l’enquête Conditions de travail de 1998, l’Ined et d’autres instituts étudient les relations entre vie professionnelle et vie privée, les nœuds et les conflits au sein des couples, mais aussi avec les employeurs. Surgit alors un mot quasi magique, la «conciliation», qui cache en fait une quasi-impossibilité physique et psychique à tout assumer. «Les femmes se chargent de l’ensemble des tâches d’anticipation, d’organisation concrète et de coordination entre les différents temps et les différents lieux» qu’ils soient privés ou professionnels, écrit en 2001 la sociologue Dominique Méda dans le Temps des femmes (Flammarion). «Réservoirs de temps», «dispositifs vivants de coordination», ces dernières ont investi le marché du travail depuis les années 60 mais ni l’Etat, ni les entreprises, ni la société ne se sont adaptés. Une «révolution silencieuse», estime la chercheure, mais qui a un coût. «La conciliation est de plus en plus difficile pour les femmes.»
«Souffrance en France»
Nous sommes en 2001. La charge mentale est oubliée, même en sociologie, pour décrire les nouvelles organisations en entreprise. On évoque désormais «la souffrance au travail» avancée notamment par le psychiatre Christophe Dejours qui, en 1998, sort le livre Souffrance en France (Seuil). On commence à prendre conscience que travailler n’est pas qu’une source d’épanouissement mais peut aussi provoquer des pathologies graves, entre harcèlements, dépressions, et même suicides. Depuis, on évoque les «risques psychosociaux», et récemment le burn-out a surgi dans le programme présidentiel du candidat socialiste, Benoît Hamon.
2017 : l’étonnant revival de la charge mentale, et son succès, montre que la schizophrénique «double journée» est toujours une réalité. Peut-être a-t-elle même empiré. C’est la thèse de la psychologue du travail, Pascale Molinier. «L’intensification du travail est augmentée du fait que nous sommes tous connectés. Le concept de charge mentale convient très bien à nos activités technologiques ordinaires.» Certes, hommes et femmes sont soumis à la même tyrannie des mails et des SMS. Mais pas à égalité. Malgré l’implication réelle – mais limitée – des pères, les femmes continuent d’assumer l’essentiel des tâches domestiques : 60 % contre 70 % dans les années 80. Malgré leur investissement massif dans le monde du travail, les femmes voient leur vie professionnelle touchée par la double journée : choix du temps partiel, filières professionnelles moins chronophages, engagement moindre ou différenciée dans la vie publique (Lire la tribune de Frédérique Matonti, ci-dessous). En grande partie, s’expliquent ainsi les inégalités professionnelles entre les deux sexes. Et la situation est particulièrement tendue pour les mères de jeunes enfants. «Le jonglage entre travail et famille amplifie la charge mentale, explique Pascale Molinier, car les intérêts en jeu sont contradictoires. Ils entrent même en conflit : je rapporte du travail à la maison ou je m’occupe de mon enfant ?»
La charge mentale, décrit la psychologue, est «un maelström où on ne s’arrête jamais». L’ergonome Ghislaine Doniol-Shaw a tenté de décrire scientifiquement le travail domestique. «Impossible, dit-elle, les femmes font trop de choses à la fois !» C’est précisément cet enchaînement mental de tâches physiques que met à jour la dessinatrice Emma : je vais ranger un objet, sur le chemin je tombe sur une serviette sale que je vais porter dans le panier à linge sale qui est plein, je mets une machine en route, je trébuche sur un sac de légumes que je vais ranger dans le frigo et je vois qu’il n’y a plus de moutarde, je le note