Myriam Benraad «La connotation guerrière du jihad est apparue tardivement»

Comment définir le jihad ? Quand commence-t-on à parler de jihadisme ? Dans son dernier livre, la politologue Myriam Benraad démonte une construction intellectuelle plus récente qu’on ne l’imagine.

 

Ils sont apparus à la une des journaux occidentaux au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Pourtant, définir «jihad» et le «jihadisme», deux mots si utilisés aujourd’hui, ne va pas de soi. Comment ces termes, ancrés à l’origine dans le champ religieux, ont-ils gagné une telle charge politique ? La politologue Myriam Benraad propose dans son dernier ouvrage Jihad : des origines religieuses à l’idéologie (Le Cavalier bleu) une mise à plat de cette construction intellectuelle qu’est le jihadisme. Celle-ci a une histoire, finalement récente, et regroupe divers courants. Enseignante à l’université de Leyde aux Pays-Bas, Benraad décrit aussi le constant aller-retour, entre Orient et Occident, de cette notion : les orientalistes européens ont construit une image guerrière de l’islam dès le XIXe siècle. Transmise aux sociétés arabes via la colonisation, cette caricature est aujourd’hui réactualisée par les théoriciens jihadistes.

Le terme «jihad» est désormais partout dans la presse. Quelle définition peut-on en donner ?

ν Le terme «jihad» est polysémique, avec une trentaine de dérivés dans le Coran. Il n’y a, en réalité, aucune définition qui l’emporte sur les autres. Si l’on s’en tient à la racine du mot (j-h-d), elle signifie «l’effort». Au niveau spirituel, le jihad peut être une quête de perfection morale pour le croyant. Pour une majorité de théologiens, c’est le sens véritable du mot, et sa connotation guerrière n’est apparue que plus tard. Quand on parle de guerre en arabe, on utilise d’ailleurs plutôt le terme «harb».

Pourquoi le sens guerrier a pris le dessus dans la période contemporaine ?

ν Ce changement procède d’une double dynamique. D’une part, l’orientalisme européen a amplement «militarisé» l’histoire de la propagation de l’islam. Or, contrairement à cette historiographie, l’islam ne s’est pas uniquement diffusé par l’épée et la violence. Il s’est aussi propagé pour des raisons économiques, sociales, culturelles, voire religieuses : certains des peuples conquis voyaient dans cette nouvelle religion un syncrétisme séduisant, synonyme d’unité et de prospérité.

D’autre part, les intégrismes politico-religieux, qui se développent dans le monde musulman dès le début du XXe siècle, vont se réapproprier les catégories de cette historiographie militariste et cristalliser le sens belliqueux accordé au jihad. Les jihadistes reprennent ainsi à leur compte les clichés de l’«indigène» et du musulman «barbare», en confortant les discours les plus caricaturaux sur l’islam qu’ils prétendent défendre. L’engrenage s’est accentué au tournant du nouveau millénaire, avec les guerres de l’après-11 Septembre, l’effondrement des sociétés du Moyen-Orient et un hyperterrorisme mondial.

Quand apparaît vraiment le mot «jihadisme» ?

ν A la fin des années 70, en Egypte, avec les groupes armés locaux qui se réclament déjà d’un jihad violent et revendiquent l’assassinat de Sadate, en 1981. Beaucoup fuiront vers l’Afghanistan pour combattre les Soviétiques, un conflit à l’origine du jihad global proclamé par Ben Laden, lui-même fondateur d’Al-Qaeda. Dans ses débuts, le jihad concerne avant tout l’ennemi proche, c’est-à-dire, les régimes en place, souvent des dictatures dont les institutions et les armées sont ciblées, ainsi que les influences étrangères dans la région. Ces deux orientations restent celles d’un groupe comme l’Etat islamique.

De la même façon que les orientalistes ont fantasmé l’Orient, les jihadistes fantasment-ils l’Occident ?

ν La construction d’un Orient a répondu au besoin que les Occidentaux avaient de construire leur propre identité. La démarche est aujourd’hui la même pour les jihadistes, qui se construisent comme Orientaux face à l’Occident. Ils ont besoin de caricaturer les Occidentaux, comme les orientalistes ont caricaturé leurs ancêtres. Le fantasme de l’Occident n’est ici que le miroir du fantasme de l’Orient. Daech propose aux jeunes une vision orientalisée d’eux-mêmes, en particulier parmi certains convertis, et de leurs origines pour ceux issus de l’immigration. Ainsi, les jihadistes s’«auto-orientalisent» : ils s’habillent comme ils imaginent qu’étaient vêtus les combattants des premiers siècles de l’islam. Or, dans le même temps, ces militants s’identifient au monde hypermoderne et hypercapitaliste qui les entoure, à la «société du spectacle» et aux nouvelles technologies qui les ont façonnés. L’analyse est ici complexe et passionnante : les jihadistes sont en effet à la fois en marge, en rupture avec la société, mais aussi dans l’air du temps. Certains considèrent qu’ils ont bâti une culture qui leur est spécifique. Ce n’est pas faux, mais ils restent également très ancrés dans la culture majoritaire. Les jihadistes européens, qui haïssent l’Occident, conservent des références principalement occidentales. Ils maudissent les «sales Français», alors qu’ils restent eux-mêmes profondément français. A Mossoul et Raqqa, les jihadistes avaient même reconstitué une sorte de «petite France». Avec le recul, on réalise que beaucoup ne cherchaient qu’à capter l’attention, une reconnaissance sociale et symbolique qu’ils n’étaient jamais parvenus à obtenir auparavant. Les jihadistes arabes possèdent aussi des références et modes d’expression occidentalisés. Ils sont très modernes, actifs sur Telegram, ils skypent, et avaient des comptes et profils sur tous les réseaux sociaux avant leur retour à la clandestinité. Ce qui ne les empêche pas de détester d’autres aspects de nos sociétés.

George W. Bush, en parlant de «croisade contre la terreur» en 2001, rallume les vieux fantasmes orientalistes ?

ν Oui, et c’est du pain bénit pour les jihadistes car en réactualisant la croisade, les Etats-Unis contribuent à leur propre diabolisation. En réalité, les croisades n’ont été «redécouvertes» que sur la période récente. Elles ont notamment été remises à jour par certains orientalistes du XIXe siècle. C’est au travers du régime colonial qu’elles se sont rappelé à la mémoire des Arabes, qui les avaient alors largement oubliées. Au Moyen Age, les croisés avaient en effet été repoussés. Il n’y avait donc aucune raison que les croisades constituent un point de fixation historique, malgré l’indéniable traumatisme subi. Soulignons de plus que les croisades n’opposèrent pas toujours des non-musulmans à des musulmans, mais les chrétiens entre eux aussi. Les jihadistes n’ont fait que récupérer cette séquence pour la transformer en symbole d’humiliation du monde musulman. Avant Bush, Ben Laden avait fait référence aux «croisés» dans sa célèbre fatwa de 1998. Il y parlait de guerre millénaire et permanente de l’Occident contre les musulmans.

Vous soulignez la multiplicité des causes dans le passage à la violence jihadiste : exclusion sociale, psychiatrie, nihilisme…

ν De même qu’il n’existe pas un monde musulman homogène, il n’existe pas de jihadiste-type. Aucune cause ne peut à elle seule expliquer le passage à l’acte de ces individus. Cependant, je pense que la piste des facteurs sociaux et économiques n’a pas été assez creusée. Les territoires dont sont originaires de nombreux jihadistes européens offrent pourtant des clés de compréhension : Moleenbeck, Grigny, Trappes… Beaucoup venaient de quartiers défavorisés économiquement. Et, bien souvent, la violence est indissociable d’un sentiment de dépossession. Tous les jihadistes ont fait l’expérience d’une forme de désenchantement. Beaucoup ont connu les inégalités, le manque d’opportunités. Aux jeunes sans horizon, une organisation, l’Etat islamique, a proposé une vision utopique, un eldorado, la promesse d’une justice sociale dont ils se sentaient privés, pour des motifs, certes, différents. Chaque jihadiste a été séduit par un ou plusieurs aspects du discours : l’idéologie elle-même, la dimension identitaire et culturelle du combat, la perspective d’une renaissance existentielle dans le jihad.

La déradicalisation est-elle possible ?

ν J’ai l’impression que les diverses expériences et tentatives menées dans ce domaine ont été trop vite condamnées en France. Comme si déradicaliser un individu pouvait être un exercice instantané. On ne s’est pas donné le temps. Très vite, au lieu de s’interroger sur les priorités et les moyens, on a fait le procès des figures de la déradicalisation sans vraiment étudier leurs résultats. Ce qui est fondamentalement malhonnête et revient à jeter le discrédit sur des cibles toutes choisies. A l’heure où l’on parle des retours de jihadistes sur le territoire français, les dispositifs sont indispensables. La question est de savoir ce qu’on entend par «déradicalisation». Par exemple, quelle doit être la prise en charge en prison où se noue la radicalisation et se constituent les réseaux de militants ? Il existe des pistes du côté de l’accompagnement religieux. Les aumôniers musulmans ont obtenu des résultats ces dernières années parce que, justement, ils entament un dialogue avec les détenus et peuvent corriger ou prévenir leur radicalisation. Or, ces résultats sont rarement mis en exergue dans le débat public. En cas de retour des jihadistes à la vie civile, il faut aussi s’interroger sur le rôle des psychologues. Les dispositifs de déradicalisation en place dans d’autres pays d’Europe sont probants en la matière.