DU CONGRÈS des Peuples d’Orient ou de Bakou en Azerbaïdjan (du 1er au 8 septembre 1920) en passant par la Conférence de Bandoeng en Indonésie (du 18 au 24 avril 1955), l’irruption du Tiers-Monde sur la scène internationale, l’affirmation des luttes anti-impérialistes, la décolonisation, l’entrée en lice de la globalisation et désormais du processus de déglobalisation vers un monde multipolaire, c’est en effet un cadre historique particulièrement bruissant d’agitation, de fureurs et de bouleversements qu’aura étudié l’économiste franco-égyptien par son analyse très critique du système économique mondial et son engagement en faveur des pays que l’économiste Alfred Sauvy avait rangés en 1952 sous le vocable de Tiers-Monde.
Contrairement à ce que l’on pense communément, il ne s’agissait pas de définir par là un troisième ensemble de nations à côté des deux blocs (capitaliste et soviétique) en guerre froide, mais de désigner l’ensemble des pays pauvres, « pays émergents », « pays en développement », « pays les moins avancés » de tous les continents, y compris d’Europe.
Si après la décolonisation et la Conférence de Bandoeng, certains de ces pays se sont regroupés au sein du Mouvement des non-alignés dont le lointain avatar, passé là encore le mouvement alter-mondialiste, est désormais repris dans le mouvement des BRICs, il reste que celui qui portait haut la voix et la défense des pays dits du « Sud » n’aura eu de cesse durant toute sa vie (Samir Amin est né au Caire en 1931, d’un père égyptien copte et d’une mère française, tous deux médecins) de dénoncer les mécanismes et les rouages d’une économie mondiale qui renvoyait et maintenait des pays et des nations pauvres dans ce que l’on appelait dans les années soixante et soixante-dix du XXe siècle « la marginalisation de la périphérie ».
Que les concepts et les combats aient vieilli en même temps que celui qui en assurait la dénonciation et offrait les moyens d’y remédier n’a rien de surprenant ; il reste toutefois que la vigilance de l’intéressé et l’acuité d’esprit dont il aura fait preuve lui auront permis, comme à tous ceux qu’intéresse son parcours, d’étudier en profondeur toutes les questions qui se sont posées aux pays dits en développement, à ceux qui seront finalement entrés dans le groupe des économies émergentes jusqu’à l’analyse de l’islamisme et du néolibéralisme.
Quelques nuances
« Un baobab est tombé », a écrit le professeur Saliou Sy de l’École de Dakar en hommage à l’économiste franco-égyptien qui résidait au Sénégal depuis plus de 40 ans. Certes, Samir Amin a effectivement bouleversé le monde de l’économie du développement avec son ouvrage majeur intitulé : « Le développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Paris, Éd. de Minuit », paru en 1973, dans lequel il analysait les modes de production tributaire à la périphérie et le mode de production capitaliste au centre.
Cet ouvrage important qui a effectivement propulsé son auteur dans le champ antimondialiste (lequel deviendra deux décennies plus tard l’altermondialisme), laisse en pleurs les cercles progressistes du Nord et du Sud désormais orphelins.
Il me semble pourtant – mais je puis me tromper -, que c’est sans doute à tort ou à tout le moins de manière un peu excessive que l’on aura présenté Samir Amin comme la « star » de l’altermondialisme, confondant par militantisme idéologique son approche marxiste ou marxisante de l’étude qu’il aura conduite de toutes les séquelles du colonialisme avec une approche et une analyse beaucoup plus profondes et exemptes de parti-pris de l’économie-monde et de ce que l’on aura appelé la mondialisation ou globalisation économique, laquelle n’aura été qu’un temps dans l’histoire même du capitalisme.
La pensée de Samir Amin, particulièrement riche et originale, et dont l’apport scientifique est indiscutable, n’est pas unique. Elle est en effet indissociable des travaux conduits notamment par d’autres économistes tels que Arghiri Emmanuel (1911-2001) sur les échanges inégaux, ceux d’André Gunder Frank (1929-2005) sur la théorie de la dépendance et du système-monde, ou encore ceux de Paul Alexander Baran, Raúl Prebisch (1901-1986) ou Immanuel Wallerstein.
Si les théories du système mondial capitaliste ont ainsi constitué l’un des champs de recherche les plus riches, dynamiques et stimulants dans lesquels s’est engagé le marxisme ces dernières décennies, comme l’écrit Rémy Herrera dans une passionnante étude consacrée aux apports respectifs de Samir Amin, André Gunder Frank et Immanuel Wallerstein précités, il n’en demeure pas moins que ce système conceptuel a vécu, qu’il est devenu obsolète et qu’il convient de le considérer désormais comme ce qu’il est devenu : un apport majeur et non un horizon indépassable rivé à une lecture marxiste du monde et qu’il ne saurait être question de critiquer ou de remettre en cause.
Un nouveau monde en devenir
Si des thèmes increvables tels que l’émancipation humaine et sociale, la libération du genre humain du capitalisme et des logiques de domination et d’exploitation que sont le colonialisme, l’impérialisme, le patriarcat, les fascismes et le nazisme, l’« occidentalisme », la xénophobie et la guerre constituent ces engagements dont Samir Amin est désormais revêtu par ses thuriféraires et les buttes-témoins des pleureuses internationalistes qui lui décerneront désormais le brevet inoxydable de militant des luttes anticoloniales et pour l’indépendance des peuples du « Tiers Monde », le tableau doit toutefois être soigneusement revu au regard de la réalité et du miroir qu’offrent l’actualité et le monde avec l’apparition sur la scène internationale de nouveaux acteurs géopolitiques, géoéconomiques et géostratégiques, nouveaux modèles économiques d’intégration et nouveaux partenariats économiques continentaux tels que l’Organisation de Coopération de Shanghaï, les BRICS, l’Union eurasiatique, la Belt & Road Intitiative, la BAII.
Il doit aujourd’hui laisser la place à d’autres variantes bien différentes des thèses développées par Samir Amin dans la mesure où l’ennemi a changé et se situe désormais là où il convient de le situer désormais, paradoxalement en apparence et précisément dans ces pays émergents et désormais émergés qui ne s’embarrassent pas d’obstacles théoriques et conduisent à réviser complètement la grille d’analyse initiale : le « centre-périphérie » constitué par les « vilaines » économies des États-Unis, de l’Europe et du Japon – la Triade -, dont les besoins d’accumulation devraient continuer à contraindre les pays « périphériques » à s’ajuster alors que la donne a complètement changé avec une multipolarisation qui voit s’affirmer au sein des BRICS et plus particulièrement de l’Asie et de l’Afrique la puissance d’une Chine qui mène un expansionnisme économique sans état d’âme.
Le « développement inégal », conséquence du libre-échange et dans lequel le commerce international constitue le mécanisme dans lequel le « centre » accapare les ressources des pays en développement dont les richesses sont « pillées » par les « pays développés » qui accroissent ainsi les écarts de revenus, alors qu’un bref coup d’œil à ce que constitue la Chine Afrique permet de relativiser la Vulgate de l’impérialisme et de l’anticolonialisme.
La « déconnexion », idée selon laquelle pour pouvoir se développer les pays encore faibles ou à la recherche d’une transition économique (ex pays en développement, chacun choisira l’étiquette qui lui conviendra) devraient pouvoir se « déconnecter » du système mondial et maîtriser leur commerce international comme les flux de capitaux.
Portées par la lame de fond des mouvements populaires de libération nationale du Tiers-Monde, toutes ces théorisations dont Samir Amin a été en quelque sorte le point focal, dépassant en les conservant les thèses de l’impérialisme, ne pouvaient finalement que trouver un écho favorable dans les pays latino-américains, africains, arabes et asiatiques, avec lesquels les chercheurs néo-marxistes occidentaux sont entrés en résonance durant plusieurs décennies.
Mais voilà. Ce monde a vécu et l’on ne pourra que regretter avec la disparition de Samir Amin l’absence d’un fin observateur dont on aurait sans doute continué de lire avec intérêt les analyses relatives à la montée en puissance de la Chine…