Au Rwanda, la polémique ne désenfle pas au sujet du documentaire de la BBC, intitulé : Rwanda’s untold story, « Rwanda, l’histoire jamais contée », très critique à l’égard de l’actuel chef de l’Etat. L’association de rescapés Ibuka a condamné ce film et le 14 octobre, lors de la cérémonie d’investiture du nouveau président du Sénat, le président rwandais a accusé la BBC de négation du génocide des Tutsis. C’est un président rwandais particulièrement furieux qui s’est présenté devant le Parlement. Pour Paul Kagame, la BBC a choisi de salir les Rwandais, de les déshumaniser et de nier le génocide. « Ils étaient là quand ça s’est passé, ils l’ont fait parce que nous sommes Africains et Rwandais, a-t-il déclaré. La liberté d’expression dont ils parlent est la même qui a permis à la radio des Mille collines d’appeler les gens à tuer les Tutsis en 1994 », a-t-il ajouté en référence à la radio des extrémistes hutus qui relaya les appels aux massacres durant le génocide. Parmi les personnes interrogées par la BBC d’anciens proches du président rwandais, désormais en exil et membres du parti d’opposition du RNC, le Congrès national rwandais. Ces derniers l’accusent d’avoir ordonné le tir sur l’avion de l’ex-président Juvénal Habyarimana, considéré comme l’élément déclencheur d’un génocide déjà bien préparé. Kigali accuse le RNC de former une alliance terroriste avec les FDLR. « Ces gens interviewés dans le documentaire de la BBC sont ceux responsables des attaques à la grenade au Rwanda. J’aimerais voir sur la BBC certains de ces extrémistes, que tous nous essayons de vaincre, avoir une plateforme. C’est comme l’Etat islamique, je pense qu’ils devraient leur donner une plateforme au nom de la liberté d’expression », estime le président. Selon Paul Kagame, la BBC a également interrogé tous les révisionnistes et les principaux génocidaires pour son documentaire.
Certains rescapés haussent le ton
L’association de rescapés du génocide Ibuka, proche du pouvoir, s’est dite « indignée » par ce documentaire. Un film à charge contre le président rwandais Paul Kagame, l’accusant de crimes de guerre pendant le génocide, de massacres au Congo, d’assassinat politique et d’être responsable de l’attaque contre l’avion du président Habyarimana. Dans une lettre adressée au directeur général de la BBC, Ibuka estime que le documentaire nie la réalité du génocide de 1994 et demande à la BBC d’arrêter la diffusion du documentaire. « Nous, rescapés du génocide contre les Tutsis au Rwanda, sommes indignés par le déni flagrant du génocide contre les Tutsis véhiculé par votre documentaire… », commence ainsi la lettre. Pour Ibuka, le documentaire a donné une plateforme à des intervenants qui « politisent le génocide » et nient la réalité et le caractère systématique et planifié des massacres. Parmi les principales personnalités interviewées, deux anciens proches du président Kagame, devenus de fervents critiques. L’ancien chef d’état-major, Kayumba Nyamwasa, accuse son ancien patron d’être non seulement le commanditaire de l’attentat contre l’avion de l’ex-président rwandais Juvénal Habyarimana, mais de l’avoir fait en sachant que des massacres contre les Tutsis auraient lieu.
Chiffres revus
Plus grave pour l’association de rescapés, les scientifiques interrogés dans le documentaire affirment que le nombre de morts tutsis a été surévalué, que sur le million de victimes dont parle le gouvernement, la majorité serait hutu. « La négation du génocide est considérée comme l’étape finale du génocide » et se produit lorsqu’il y a des tentatives de nier l’événement et en minimiser l’ampleur ou le nombre de morts, dénonce Ibuka.
Ce documentaire met aussi en cause l’ancien Premier ministre britannique, Tony Blair et l’administration américaine, les accusant d’avoir protégé le président de toutes poursuites judiciaires. Sur les ondes de la BBC, l’ambassadeur rwandais en Grande-Bretagne, Williams Nkurunziza, a déclaré que ce documentaire était « extrêmement biaisé. » La chaîne britannique BBC rejette toute accusation qualifiant son documentaire de négationniste. Le film est critiqué par l’association Ibuka, mais salué par plusieurs partis d’opposition et organisations de la société civile en exil. Les détracteurs du régime rwandais estiment que ce film permet l’ouverture d’un dialogue sur l’histoire du Rwanda. « La communauté rwandaise en Angleterre, représentée dans ses différentes composantes, partis politiques, associations de rescapés, militants des droits de l’homme, remercie la BBC pour avoir ouvert le débat sur ce qui s’est passé durant le génocide et dans les vingt ans qui ont suivi. » C’est ce qu’on peut lire sur le site de l’organisation Global Campaign for Rwandan Human Rights (GCRHR), dirigé par l’activiste René Mugenzi, l’un des trois Rwandais en exil qui, en 2011, a reçu la visite de Scotland Yard. La célèbre police londonienne lui avait annoncé, et l’avait confirmé par écrit, que sa vie et celles de deux autres activistes rwandais étaient menacés par leur gouvernement. Ces accusations avaient été démenties par l’ambassadeur du Rwanda en Grande-Bretagne. A l’époque, Londres était resté silencieux.
Les accusations d’assassinats politiques
Après la diffusion du 1er octobre, plusieurs partis d’opposition et organisations de la société civile, parmi lesquels l’organisation de René Mugenzi, ont décidé à l’image d’Ibuka d’écrire à la chaîne britannique. Parmi les signataires de cette lettre ouverte, le Congrès national du Rwanda (RNC) de Patrick Karegeya, l’ancien chef des renseignements rwandais retrouvé assassiné dans un hôtel en Afrique du Sud le 1er janvier dernier. Cet assassinat d’une des figures de l’opposition en exil avait suscité la préoccupation d’abord des Etats-Unis, puis de la Grande-Bretagne et d’organisations des droits de l’homme qui y ont vu une possible motivation politique.
Le général Kayumba Nyamwasa, une autre figure de ce parti – le RNC – accusé par le Rwanda d’être une organisation terroriste, est l’un des personnages du documentaire. Il a été condamné par Kigali à vingt-quatre ans de prison pour « troubles à l’ordre public, atteinte à la sécurité de l’Etat, injures et diffamation, sectarisme et association de malfaiteurs. » Lui-même a été victime de trois tentatives d’assassinat en Afrique du Sud. Trois Rwandais et un Tanzanien ont été condamnés pour l’une de ces tentatives, celle de 2010, qualifié par la cour de crime politique, d’un complot d’un groupe émanant du Rwanda. En mars 2014, la dernière tentative a entraîné l’expulsion par Pretoria de quatre diplomates, trois Rwandais et Burundais. Le ministre des Affaires étrangères du Rwanda a accusé l’Afrique du Sud d’abriter des terroristes responsables d’attaques à la grenade contre les civils dans le pays.
L’attentat contre l’avion d’Habyarimana
Dans le documentaire de la BBC, comme il y a un an sur les antennes de RFI, Kayumba Nyamwasa accuse Paul Kagame, à l’époque chef rebelle, d’avoir abattu l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994. Pour seule preuve, l’ancien chef des renseignements militaires de la rébellion FPR dit qu’il était en position de savoir.
« L’enquête du juge français Marc Trévidic n’est même pas mentionnée dans ce documentaire », s’énerve un officiel rwandais sur Twitter. Le magistrat français avait ordonné une expertise balistique qui, sans exclure la piste du Front patriotique rwandais (FPR), place le point d’origine des missiles dans les environs du camp de la garde présidentielle. Ce qui a relancé la thèse d’extrémistes hutus. Depuis 2012, l’Etat rwandais, partie civile, tente d’obtenir un non-lieu dans cette affaire. Le prédécesseur du juge Marc Trévidic, Jean-Louis Bruguière, avait lancé des mandats d’arrêt contre neuf proches de Paul Kagame, dont le général Kayumba Nyamwasa. Cet ancien proche du chef de l’Etat rwandais a récemment envoyé une lettre à la justice française demandant son audition. Pretoria, jusque-là sourd aux demandes de la justice française, avait finalement dit en septembre dernier « examiner la requête du juge français d’entendre Kayumba Nyamwasa » sur le sol sud-africain.
Les massacres au Congo
Parmi les autres signataires de cette lettre des détracteurs du régime rwandais à la BBC, figurent les Forces démocratiques unifiées (FDU) de Victoire Ingabire, l’opposante emprisonnée au Rwanda suite à une condamnation pour négationnisme et conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre. La présidente des FDU dénonçait entre autres les massacres de Hutus imputés à l’Armée patriotique rwandaise (APR) du président Paul Kagame.
Victoire Ingabire fait aussi partie des personnages de ce documentaire de la BBC qui insiste sur les massacres survenus au Congo, à travers le témoignage d’une femme, une rescapée de ces tueries. Ces massacres ont été documentés depuis de nombreuses années, notamment par l’ONU. Rwanda, l’histoire passée sous silence a été diffusé le jour anniversaire, le 1er octobre, de la publication du rapport Mapping, une enquête réalisée par le Haut commissariat de l’ONU aux droits de l’homme et publiée en 2010. L’OHCHR, basée à Genève, demandait des poursuites pour mettre fin à l’impunité. Quatre ans après, il n’y a aucune poursuite, ni pour les crimes imputés à l’armée rwandaise, ni pour ceux des autres armées ou groupes armés congolais ou étrangers. Ce qui gêne un militant des droits de l’homme rwandais aujourd’hui en exil, c’est que le général Kayumba Nyamwasa ait sous-entendu que ces massacres aient été des initiatives individuelles, des actes de vengeance isolés. « C’est bien d’avoir reconnu que des crimes étaient commis, mais il ment. Le nombre de morts, la nature des massacres, le fait d’avoir cherché à dissimuler les corps montre que c’était plus que ça », assure-t-il, insistant sur la nécessité pour les anciens du régime de dire toute la vérité.
Le TPIR ferme ses portes
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) fermera ses portes en décembre prochain sans avoir instruit aucun des crimes de guerre ou violations des droits de l’homme dont est soupçonné le FPR de Paul Kagame, notamment l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. C’est sur cette piste que travaillait le TPIR, selon l’un des anciens responsables des enquêtes de ce tribunal interrogé de ce documentaire de la BBC. Notamment, sur la foi du témoignage d’un autre ancien proche de Paul Kagame, lui aussi condamné au Rwanda, l’ancien ambassadeur à Washington, Théogène Rudasingwa, aujourd’hui coordinateur du RNC, la journaliste Jane Corbin accuse les Etats-Unis d’avoir protégé le chef de l’Etat rwandais. « C’est une manipulation politique », crient les proches du régime sur Twitter. Et pourtant, cette version des faits est confirmée par Carla Del Ponte. L’ancienne procureure du TPIR raconte comment elle a été écartée par l’ONU et les Etats-Unis – rongés par la culpabilité de ne pas être intervenus en 1994 pour empêcher le génocide – et n’a pas pu poursuivre les enquêtes concernant les crimes de guerre dont est soupçonné le FPR. Ce témoignage avait été projeté au Sénat français en avril dernier lors d’un colloque qualifié par la ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, de négationniste.
Les réactions à Kigali
La lettre des détracteurs de Paul Kagame répondait à une autre lettre, celle d’Ibuka qui regroupe des associations de rescapés. Cette organisation proche du gouvernement accuse la BBC d’avoir fait un documentaire révisionniste et de ne pas avoir donné la parole aux rescapés. Révisionniste pour avoir laissé deux chercheurs américains affirmer que durant le génocide, 200 000 Tutsis seulement et 800 000 Hutus sont morts. Le génocide de 1994 a fait un million de morts selon Kigali, 800 000 parmi les Tutsis et les Hutus modérés selon les Nations unies. Les Américains Christian Davenport et Allan C. Stam disent avoir enquêté au Rwanda et avoir tiré ces chiffres d’après des calculs statistiques. Ils affirment également que les massacres étaient globalement terminés dans la plupart des régions du pays avant l’arrivée de la rébellion de Paul Kagame. Sur le site Open Democracy, Andrew Wallis, auteur d’un livre intitulé Silence complice : l’histoire passée sous silence de la France dans le génocide rwandais, accuse la BBC d’avoir choisi deux chercheurs peu crédibles et d’avoir ignoré les travaux d’autres plus connus comme Alison Des Forges de Human Rights Watch (HRW) ou le français Gérard Prunier. Pour ce qui est des autres points abordés par le documentaire, l’auteur de cet article estime simplement que la BBC n’a fait que parler des détracteurs de longue date du président Kagame. L’ambassadeur du Rwanda en Grande-Bretagne a parlé sur les ondes de la BBC d’un documentaire « biaisé ». D’autres officiels rwandais insistent, eux aussi, sur Twitter sur le fait que seuls des opposants sont interrogés. La journaliste de la BBC, Jane Corbin, dit dans son commentaire avoir sollicité, en vain, des réactions de toutes les personnes mises en cause par ce documentaire et notamment le président rwandais Paul Kagame et l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair accusé de le défendre malgré des violations des droits de l’homme documentées.
La BBC mise en cause
La BBC réfute que son documentaire soit négationniste. Selon l’un de ses porte-parole, la chaîne britannique a reçu la lettre d’Ibuka et y répondra en temps voulu. « Tout le long du documentaire, les auteurs disent que toute personne qui remet en cause l’histoire officielle est accusée d’être négationniste », s’amuse le militant rwandais des droits de l’homme en exil. Dans un message adressé à la radio pro-gouvernementale Contact FM, la BBC a souligné les multiples références dans son documentaire au génocide de 1994 et rappelé que le directeur du mémorial du génocide de Murambi, un rescapé, était interviewé. « Le film examine des preuves de chercheurs respectés et fait état de témoignages qui mettent en question l’histoire communément acceptée sur ce qui s’est passé avant et après 1994 et en particulier le rôle du FPR et de Paul Kagame », a expliqué l’une des porte-paroles de la chaîne britannique à la radio rwandaise ajoutant que pour la BBC, ce documentaire est une « contribution précieuse à l’histoire tragique de ce pays, de la région et de la gestion des affaires politiques au Rwanda ces 20 dernières années. » « C’est quand même un film événement pour une chaîne de télévision qui n’avait que très peu abordé ce genre de sujets auparavant », explique, quant à lui, le spécialiste du Rwanda, André Guichaoua. Cette année, la BBC avait tout de même diffusé, en mars 2014, un reportage de Gabriel Gatehouse dans son programme Newsnight, qui, lui aussi, avait fait parlé de lui. Il revenait sur l’assassinat de l’opposant rwandais Patrick Karegeya et les tentatives d’assassinat contre son compatriote, Kayumba Nyamwasa.
A la sortie en avril dernier du documentaire de la BBC, Un homme bon au Rwanda, évoquant la vie et l’action du capitaine sénégalais Mbaye Diagne, le professeur André Guichaoua s’était insurgé : « Les auteurs de ce documentaire avaient explicitement choisi de ne pas mentionner le communiqué de la Minuar attribuant au FPR la mort du casque bleu », a-t-il déclaré, dénonçant une réécriture de l’histoire. Le capitaine Diagne avait été tué alors qu’il se trouvait sur un poste de contrôle des FAR, les Forces armées rwandaises de 1994. Dans un échange d’emails avec le chercheur français, Mark Doyle, l’auteur d’Un homme bon au Rwanda, s’était défendu en affirmant que ce n’était pas délibéré, qu’il avait préféré se concentrer sur la bravoure du casque bleu.
Lors des dernières commémorations, l’ONU avait décidé de faire de Mbaye Diagne, un héros des Nations unies sur initiative de l’actuel gouvernement rwandais.
L’épouse du casque bleu sénégalais, Yacine Mar Diop, avait récemment dénoncé sur RFI le fait que l’ONU ne l’avait pas assisté au cours des vingt dernières années. Elle était présente à Kigali lors des dernières commémorations du génocide.
« La BBC semble avoir voulu rééquilibrer son approche, commente encore André Guichaoua, mais n’a pas forcément échappé à d’autres approximations ou contre-vérités, surtout en ce qui concerne le bilan du génocide. »