Violences sexuelles : sortir du carcan pénal

Pour répondre à l’ampleur du phénomène, une alternative existe, la justice restaurative : se concentrer sur la réparation de la victime plutôt que la sanction de l’auteur, chercher la prise de conscience générale plutôt qu’une juxtaposition de punitions individuelles.

De partout monte la clameur qu’il faut porter plainte en masse, rendre les crimes sexuels imprescriptibles, ou encore aggraver les peines. Je ne voudrais pas jouer les rabat-joie, mais après l’hypocrisie et l’aveuglement collectifs qui nous ont permis de maintenir à distance l’inconcevable réalité des violences sexuelles commises sur les femmes et les enfants – par des auteurs qu’ils connaissent dans au moins 75 % des cas -, prenons garde de ne pas alimenter une vision chimérique qui nous annonce des lendemains difficiles.

Non, notre justice n’est pas en mesure de traiter les 100 000 viols annuels ni les millions de cas d’incestes déclarés dans les sondages. Elle est trop pauvre, malgré le dévouement de ses personnels, pour absorber un tel choc. 

Non, nous ne pourrons pas juger un homme sur dix, encore moins les emprisonner : personne ne voudrait supporter le coût d’une telle opération, qui plus est, inefficace contre la récidive. Les phénomènes de protection psychique comme l’amnésie traumatique, la peur d’être broyé(e) par le processus judiciaire, celle d’envoyer un proche en prison, continueront à retenir un grand nombre de victimes de porter plainte. Si l’éventualité de la prison n’a jamais dissuadé un violeur de passer à l’acte, elle pèse aussi sur ses victimes.

Elle pèse encore quand une enquête est ouverte : tant qu’il risquera la détention, un mis en cause n’aura jamais intérêt à reconnaître les faits. L’aveu et la prison, l’alpha et l’oméga de notre procédure pénale. La prison qui fait peur et l’aveu qui ne vient pas : la nasse qui retient les victimes dans leur condition.

Alors que faire ? Le mouvement d’ampleur qui vient enfin nommer nos turpitudes, mouvement qui n’a pas de leader mais de nombreux partisans, et pour cause, ne se payera pas de mots.

Le pouvoir judiciaire est exsangue et prisonnier de cette impasse juridique. Le pouvoir politique n’est pas franchement intéressé, ou ne sait pas quoi faire ; pourtant, il ne devrait pas sous-estimer le poids que prendront ces questions dans les urnes, dans la vie citoyenne en général, et dans les relations sociales déjà profondément clivées. Camille Kouchner raconte très bien qu’une femme ou un homme qui étouffent de se taire, ce n’est pas une facette de leur vie, c’est leur vie. A ce stade des révélations qui se sont succédé depuis 2017, il devient politiquement risqué de prendre le silence à la lettre.

Il y a une réponse possible à cette crise : sortir du carcan pénal. Changer l’équation plombante : plainte égale x temps de prison ; épargner aux victimes la deuxième humiliation du classement, du non-lieu ou de l’acquittement ; éviter à la fois le piège délétère d’énièmes réformes de la prescription, du seuil de consentement ou pire encore, des règles de preuve, et la censure incompréhensible des victimes évoquant des faits prescrits.

L’alternative existe, elle vient d’ailleurs, mais elle a fait ses preuves : c’est la justice restaurative, qui a été utilisée en Afrique du Sud pour réconcilier la société après l’apartheid, au Canada et dans d’autres pays encore. Cette justice est inspirée du principe philosophique de l’«ubuntu», ses promoteurs en sont Nelson Mandela et Desmond Tutu. L’idée est simple : se concentrer sur la réparation de la victime plutôt que la sanction de l’auteur, chercher la prise de conscience générale plutôt qu’une juxtaposition de punitions individuelles.

Le mécanisme est le suivant : à la place de porter plainte, la victime – majeure capable ou mineure de plus de 15 ans avec l’accord de son soignant – a la possibilité de déposer un dossier en nommant l’auteur et en décrivant les faits, quelle que soit leur date. 

Si l’auteur accepte de reconnaître les faits et de débattre, il peut éviter une procédure pénale. Devant une formation spécialisée (magistrat, avocat, psychiatre par exemple), les parties, assistées par un avocat, abordent les faits et envisagent les réparations possibles, au cas par cas, sans être limitées par les textes : recherche des causes de l’infraction, excuses, audition des autres membres de la famille, indemnisation, séparation et réorganisation de la sphère familiale, engagement de soins pour l’auteur, stage de sensibilisation, groupe de parole, voire travail d’intérêt général, à l’exclusion de toute peine d’emprisonnement. Les réparations doivent être acceptées par les deux parties, le défaut d’exécution pouvant entraîner le retour à la procédure pénale.

De cette façon, il y aurait un débat contradictoire et constructif pour tout le monde. On allégerait la charge de travail de la justice et de la police, qui pourraient se concentrer sur les autres cas : auteurs inconnus, auteurs ayant commis des faits graves sur plusieurs victimes, victimes trop jeunes ou vulnérables, etc. On économiserait beaucoup d’argent public qu’on pourrait investir dans la prise en charge psychologique et psychiatrique des victimes et des auteurs. 

On missionnerait les associations spécialisées pour organiser les stages, les groupes de parole, et pour suivre l’exécution des réparations et des soins, sous le contrôle du parquet. On décuplerait les efforts de pédagogie, de formation des professionnels, de prévention, de manière adaptée dès le plus jeune âge. Ainsi, les victimes parleraient sans doute plus tôt, seraient moins meurtries par ce qu’elles ont vécu, et la prise de conscience des auteurs et des entourages serait mieux assurée, ce qui protège contre la récidive.

On avancerait enfin sur l’essentiel : comprendre. Comprendre pourquoi, comment, de tels actes peuvent être commis, puis tus, et à si grande échelle. Cette compréhension, qui est sacrifiée actuellement quand les auteurs nient ou louvoient, est la seule promesse sérieuse de progrès pour les victimes, les auteurs, nous tous qui avons si longtemps refusé de voir et d’entendre.

Certains diront qu’il est impératif que l’interdit de l’inceste ou du viol en général reste systématiquement réprimé par une peine d’emprisonnement. Ce serait toujours le cas si la victime préférait s’en remettre à la procédure pénale classique, ou si l’auteur récidivait. 

Mais ce serait un mensonge supplémentaire de défendre la validité ou l’efficacité du système actuel, alors que nous nous contentons si bien du silence et de l’impunité depuis des siècles. Il est vraiment temps d’essayer autre chose, pour éloigner la honte.