Baudouin Michel, agro-économiste, directeur de l’ERAIFT à Kinshasa et maître de conférences à l’Université de Liège : « Comment réagir à la crise ? »

La RDC subira ce scenario de plein fouet. Comment provoquer une prise de conscience ? La Libre Afrique.be a interrogé ce professeur qui réside en ce moment à Goma. Il y travaille sur une modélisation prospective de la crise due à la pandémie de coronavirus. Entretien avec Marie-France Cros.

LA LIBRE AFRIQUE.BE : À quoi peut servir cette modélisation?

BAUDOUIN MICHEL : L’ERAIFT développe une approche systémique pour essayer de comprendre la crise et surtout d’anticiper ses conséquences.

L’ensemble des médias et des décideurs politiques sont concentrés sur la crise sanitaire et communiquent (ou ne communiquent pas…) essentiellement sur ce premier temps de la crise. Il nous paraît urgent, particulièrement pour les pays en développement, d’essayer d’imaginer l’avenir.

L. L. A : Vous distinguez quatre temps dans la crise. Quels sont-ils?

B. M.: On peut comparer la crise à un  moteur 4 temps. Premièrement, une crise sanitaire. Rappelons que la cause principale est une zoonose (NDLR: maladie d’un animal qui passe à l’être humain), il est important de le souligner ; en effet, les zoonoses pourraient être évitées en changeant les habitudes alimentaires (ne plus manger de singe, chauve-souris, civette, pangolin) et en gérant mieux les relations entre l’être humain et la biosphère, ce qui est l’objectif de l’ERAIFT.

Deuxièmement, vient une crise de l’offre: les usines et la production de biens sont à l’arrêt. Troisièmement, survient une crise de la demande: manque général de confiance, les consommateurs ne consomment plus, les investisseurs n’investissent plus. Enfin, quatrièmement, crise sécuritaire: déstabilisation, risques d’émeutes et de pillages. Il nous faut anticiper les temps 3 et 4.

L. L. A : Jusqu’ici, on parle de la crise sanitaire en cours et un peu de ses conséquences économiques. Pouvez-vous préciser, dans les grandes lignes, ce que va être ce second temps de la crise?

B. M. : Nous assistons à un effondrement des prix des matières première qui, justement, sont produites avec insuffisamment de valeur ajoutée par les pays africains. 

Le prix du coton est descendu largement au-dessous du prix de revient, ce qui va frapper gravement les pays producteurs d’Afrique de l’Ouest, en particulier les petits planteurs (Burkina-Faso, Niger, Mali, Benin…) ; or, ces pays sont souvent déjà sous une pression sécuritaire maximale en raison de la présence de groupes armés. 

Le prix du pétrole est au plus bas, ce qui va affecter gravement les économies dépendantes (Angola, République du Congo…). Le prix du cuivre est en chute libre. Les pays africains qui, pour la plupart, n’ont pas profité des périodes pendant lesquelles les prix des matières premières étaient élevés pour diversifier leur économie et inclure de la valeur ajoutée, vont souffrir énormément.

L. L. A. : Vous redoutez une baisse de la demande, 3ème temps de la crise…

B. M. : Effectivement. Il est clair que les consommateurs du monde entier vont changer leur comportement. Ils voient leurs revenus diminuer de manière draconienne, voire s’effondrer. Leur propension marginale à consommer va très fortement baisser et, partout, ils vont se concentrer sur l’essentiel: se nourrir, se loger, se soigner. À moyen terme, cette réaction peut être positive pour l’avenir de l’humanité, mais à court terme le choc va être terrible. 

Je  doute que les mesures classiques de soutien à la consommation produisent l’effet espéré dans ce contexte. Enfin, le tourisme est à l’arrêt alors que le tourisme et l’éco-tourisme sont au cœur de la stratégie de développement de pays comme le Benin ou le Rwanda. La relance du tourisme sera longue et lente.

L. L. A : Enfin, vous percevez un risque de troubles. Pouvez-vous détailler vos craintes?

B. M. : Dans une telle période, les inégalités sociales et l’existence d’un « plafond de verre » (NDLR: impossibilité pour un individu qui n’appartient pas à la « bonne » catégorie de progresser dans sa carrière) paraissent encore plus injustes aux personnes qui en souffrent. Regardez la violence avec laquelle se sont exprimées les revendications des gilets jaunes en France avant la crise actuelle! Imaginez la situation de pays où 70 % de la population vit avec moins de UN ou DEUX dollars par jour et quand ce micro-revenu disparaît… Soyons réalistes : qui accepterait de rester confiné chez soi sans revenu ni nourriture? Ces oubliés du monde vont réagir et sans doute violement. Ils n’auront plus rien à perdre.

L. L. A : Comment peut-on empêcher une telle issue? Particulièrement dans les pays africains?

B. M. : L’anticipation est essentielle. La crise va être profonde mais, surtout, les effets de la crise vont perdurer. Il est primordial que dès aujourd’hui les décideurs politiques travaillent sur des scénarios pour l’avenir. En Afrique, faire des copier/coller des mesures prises en Europe est une erreur qui pourrait se payer par une instabilité accrue. Il faut donner la priorité aux plus pauvres et aux plus démunis, non pas en paroles mais en actes. 

Exonérer de paiement des factures d’eau et d’électricité des populations qui n’ont accès ni à l’une, ni à l’autre ne permet pas d’avoir l’impact espéré. 

L’accès à la nourriture et à un revenu permettant de survivre doit être la priorité: comme me disait un grand ami économiste congolais, la croissance économique cela ne se mange pas! Hélas, la décroissance actuelle et future non plus. Il faut revenir aux fondamentaux : l’agriculture durable doit être la priorité des priorités dans les faits, dans les actes, dans les budgets.