Cette pandémie est la première dans l’histoire de la science moderne. Les moyens déployés et la mobilisation des chercheurs ont été sans précédents. Tous les projecteurs étaient braqués sur le monde de la recherche, ce qui aurait contribué à démocratiser et rendre attractif ce domaine parfois vu comme lointain ou inaccessible. Nos concitoyens étaient en droit d’exiger la science la plus sérieuse et honnête, dans l’intérêt supérieur de l’humanité. Force est de constater qu’ils ont été surpris et déçus.
Au lieu d’une unification des forces, ils ont assisté à une dispersion des moyens à l’échelle mondiale, européenne, et même nationale, nourrie par une impréparation et des égoïsmes, tant entre Etats qu’entre équipes de recherche, conduisant à une épidémie de petites études scientifiques locales, parfois de mauvaise qualité, qui ont fait perdre un temps précieux et sans doute beaucoup de vies humaines. L’Académie nationale de médecine a alerté, sans succès.
Cependant, la confiance de nos concitoyens a surtout été brisée par la mise en lumière de fraudes scientifiques. L’affaire dite du «Lancetgate» a eu un retentissement mondial, pas seulement dans la recherche, mais aussi sur des décisions internationales et nationales concernant la santé. Les différentes déclarations (San Francisco, Singapour, Hongkong) ou les recommandations et prises de position du réseau européen des bureaux d’intégrité scientifique (ENRIO) sont pertinentes mais ne suffisent plus : un accord international contraignant sur le système de publication scientifique, de relecture par les pairs et d’évaluation de la recherche, doit être impulsé par l’Union européenne.
Quelques chercheurs minoritaires mais surmédiatisés, afin d’embellir artificiellement leurs résultats, ont exclu de leurs statistiques des patients dont le traitement n’a pas fonctionné et qui sont décédés, ont inventé des données de manière avantageuse lorsqu’elles étaient manquantes, n’ont pas fourni des informations pourtant facilement accessibles telles que les comorbidités de leurs patients et ont refusé de transmettre à leurs pairs les données permettant de vérifier l’authenticité de leurs résultats. La liste est encore longue. Ils ont ainsi durablement déformé et altéré l’image de la science et de la recherche.
Voies sans issue
Publier hâtivement, sur une plateforme de vidéos en ligne, un graphique biaisé issu de tests non fiables, de données partiellement inventées après avoir écarté celles qui ne sont pas favorables, est une communication trompeuse, abusant un public en attente de solutions et faisant naître de faux espoirs.
User de notoriété pour provoquer une augmentation des prescriptions d’un médicament, puis argumenter qu’il guérit en se basant sur des sondages ou le nombre de prescriptions, relève davantage de la prophétie autoréalisatrice que de la preuve scientifique.
Proclamer qu’un traitement guérit sur la base de comparaisons trompeuses, de patients plus jeunes ou en meilleure santé relève de la mauvaise foi.
Remettre en cause les essais contrôlés randomisés revient à oublier les risques de facteurs de confusion, à mépriser la notion d’équipoise du risque, qui est un fondement de l’éthique médicale, et à gravement méconnaître les apports considérables de cette méthode dans l’amélioration de la vie des malades depuis plus de cinquante ans.
L’argument selon lequel l’éthique médicale et le soin priment sur la recherche est fallacieux : l’histoire de la science et de la médecine nous montre bien des exemples où des vies ont été sauvées, parfois dans l’urgence, grâce à des idées novatrices voire dérangeantes mais, dans d’autres, l’empirisme a conduit à des morts par millions ou, au mieux, à gaspiller du temps et de l’argent dans des voies sans issue. Continuer de proclamer une découverte en refusant de la prouver est une utilisation abusive de cet argument, qui entretient la confusion et ramènerait la science au Moyen Age.
Les patients ont le souci compréhensible de défendre la qualité de prescription de leurs médecins. Cependant, le même niveau d’exigence doit être imposé aux chercheurs bénéficiant d’un effort national financier considérable pour qu’ils fournissent des résultats fiables et honnêtes, afin que les médecins puissent prescrire de façon éclairée et libre, mais toujours dans les limites fixées par la loi et selon les données acquises de la science, comme l’indique leur code de déontologie médicale. Il n’y a là rien d’une coquetterie élitiste, d’une lourdeur bureaucratique ou de pressions de quelques puissances financières : il s’agit de l’application du serment d’Hippocrate : «Avant tout, ne pas nuire.»
La science est évolutive et a toujours avancé par controverses et retournements de paradigmes : il est heureux que nos concitoyens le découvrent. Et toute découverte commence par la sérendipité ou l’intuition. Un scientifique est libre de ses hypothèses, de sa méthode et de défendre celles qui vont à contre-courant. Mais pour convaincre, il doit apporter des résultats transparents, exhaustifs, reproductibles, afin que ses pairs puissent vérifier ce qu’il proclame : préalable indispensable pour en faire rapidement bénéficier la population.
En sciences, la réputation se construit par la solidité des découvertes et des preuves, et non l’inverse.
Il est anormal d’invoquer fallacieusement l’éthique et l’obligation de soin pour refuser un essai contrôlé randomisé et, dans le même temps, inclure sans autorisation des enfants de 10 ans dans un essai clinique.
Il est anormal que la carrière des chercheurs et les systèmes de financement de la recherche soient basés davantage sur le nombre de publications (dépendant parfois d’un système de publication perfectible et au modèle économique discutable) que sur leur qualité (l’Académie des sciences le déplore depuis dix ans), alors que les instances d’évaluation de l’intégrité scientifique devraient voir leur indépendance inscrite dans la loi, pouvoir s’autosaisir et avoir un droit de décision sur les carrières des chercheurs et les financements des équipes de recherche.
Il est anormal que des publications scientifiques passent la barrière de la relecture en moins de 24 heures, dans des journaux où les auteurs sont eux-mêmes rédacteurs en chef ou membres du tableau éditorial.
Il est anormal, à l’inverse, qu’une procédure de relecture additionnelle d’une publication scientifique, déclenchée par une société savante, n’aboutisse qu’au bout de plusieurs mois.
Il est anormal que les citations entre auteurs d’une même équipe de recherche soient comptabilisées dans certains indicateurs de référence.
Il est anormal que des directeurs d’équipes de recherche cosignent des publications dont le nombre rend impossible le fait qu’ils y aient réellement participé.
Il est anormal et très grave que des chercheurs partiellement interdits de publication, pour cause de fraude scientifique avérée, se voient promus à des responsabilités encore plus importantes ou même à des fonctions qui décident de la carrière des autres, alors que leurs instances dirigeantes auraient dû les écarter définitivement de la recherche.
Durant des décennies, la fraude scientifique d’une minorité de chercheurs a bénéficié d’une impunité et a même servi de tremplin à leurs carrières, dans l’indifférence générale.
Les scientifiques et les médecins font partie des professions inspirant le plus confiance, ce qui constitue un puissant socle de stabilité de nos démocraties. Durant cette pandémie, l’image déplorable de la recherche a l’avantage d’avoir projeté ce sujet au-devant de la scène médiatique. Utilisons ces débats passionnés dont se sont emparés tous les Français, et qui ont dangereusement clivé notre société, pour provoquer une transformation salutaire. Le moment est historique : les responsables politiques ont le pouvoir de changer les structures de décision des carrières des chercheurs et enseignants-chercheurs et d’instaurer un système coercitif contre la fraude scientifique, avec un véritable impact sur la carrière des quelques rares qui s’y adonnent.
Contre la fraude scientifique aussi, le «monde d’après» ne doit pas ressembler à celui d’avant.