Il fut un temps où l’on entendait souvent «je ne suis pas féministe, mais…». Les temps changent. Le mot «féminisme», voué aux gémonies il y a encore quelques années, est devenu très mode. Tellement d’ailleurs qu’il recouvre désormais des prises de positions et des conceptions totalement opposées. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, se qualifient de féministes aussi bien des personnes qui critiquent le port du voile ou du burkini que celles qui le défendent ; ou bien celles qui luttent contre le harcèlement et celles qui voient dans la «liberté d’importuner» une «condition indispensable à la liberté sexuelle» ; ou encore celles qui identifient universalisme et racisme comme celles qui rabattent l’émancipation des femmes sur l’identité nationale. Que les féministes ne soient pas d’accord entre elles n’est pas gênant. C’est même plutôt un signe de santé dont il faut se réjouir. Mais ne s’agit-il toujours que de désaccords, de divergences, voire d’une extension du domaine du féminisme ? Ou bien d’entreprises de brouillages, de détournement et de captation d’un mot, l’antiféminisme, voire d’ante-féminisme qui se déguisent en féminisme ?
La palme, si j’ose dire, revient aux promoteurs du «féminisme intégral», dernier adjectif arrivé sur la scène. Après le «nationalisme intégral» de Maurras, ou le «voile intégral» de certain-es islamistes c’est un «Osez le féminisme intégral !» que prône la revue Limite.
On savait que les fondateurs de ladite revue avaient été des animateurs de la Manif pour tous, se qualifiaient de «conservateurs», de «catholiques», mais «féministes», c’est assez surprenant ! Que proposent-elles, ces «féministes intégrales», dans le manifeste concocté par Eugénie Bastié, journaliste au Figaro, et Marianne Durano, agrégée de philosophie (c’est ainsi qu’elles se présentent) ? «Intégral» ne signifie nullement la prise en charge de l’ensemble des questions qui concernent les femmes. Il signifie la réduction des femmes, de la féminité à un seul aspect, la maternité et à la défense «des mères sacrifiées et des corps bafoués». Bafoués par qui ? Par quoi ? Par le féminisme dit «médiatique», le féminisme dit «conventionnel», le féminisme «beauvoirien», bref, le mauvais féminisme porteur de la contraception, de l’avortement, de la PMA, de la GPA, tout cela mis sur le même plan et dans l’occultation totale de désaccords qui traversent les rangs des «féministes qui se trompent» ! Ce «féminisme intégral» n’est rien d’autre que la remise au goût du jour de la formule d’Hippocrate «tota mulier in utero» («la femme est tout entière dans son utérus»). Et l’ensemble des revendications avancées porte sur la prise en compte de la maternité, qu’elle soit effective (congés, prise en charge des enfants non désirés) ou potentielle (diminution des avortements, déremboursement de la contraception, retour à des «méthodes de régulation naturelle» basées sur «des temps pour s’unir, des temps pour s’abstenir»). Ce retour au «monde d’avant» ne se donne évidemment pas comme tel mais s’habille, se déguise d’une triple manière en s’autoproclamant «antilibéral», «écologique» et «féministe». Habillage antilibéral en mettant un signe égal entre libéralisme politique, libéralisme culturel et néolibéralisme économique. Limite n’inaugure pas cette assimilation des trois qui est une figure que l’on trouve dans tous les livres de Jean-Claude Michéa, ou dans la revue de la vieille «nouvelle droite» Eléments. Habillage écologique en défendant la nature contre l’artifice, le chimique qu’est par exemple la contraception. Habillage féministe qui joue sous deux registres. Premier registre : les femmes, à cause de leur libération, ont été dépossédées de leur corps par un autre corps, le corps médical. Bref, elles n’ont fait que «passer d’une soumission à une autre». Mettre ainsi un signe égal entre les grossesses non désirées, les avortements clandestins qui parfois signifiaient mutilations, mort, ou bien emprisonnement avec la pilule, en effet c’est osé ! Second registre : l’égalité dans la sexualité. Le refus de la conséquence éventuelle d’un acte hétérosexuel, à savoir la grossesse, doit être de la responsabilité des deux partenaires, femme et homme. Pas de raison que la femme porte seule la charge contraceptive. Parfait. Et comment s’y prend-on ? Le Manifeste répond : «Il est urgent de revaloriser la fidélité conjugale» et tout aussi urgent «que les hommes retrouvent le sens de leurs responsabilités». Comme avant ? Oui, comme avant. Si les hommes doivent en effet retrouver ce sens, c’est qu’ils l’ont perdu et qu’il existait avant. Avant quoi ? Avant la déplorable révolution sexuelle, avant Mai 68, avant les funestes années 70. Dans cet «avant» idyllique dont la littérature des siècles passés nous donne un aperçu, pas de mariages contraints, pas de femmes abandonnées parce qu’enceintes, pas d’infidélités et tromperies de l’épouse mais le plus souvent de l’époux…
Il est étrange de voir des jeunes femmes reprendre à leur compte une si traditionnelle conception de la féminité, du féminin, du partage sexuel entre femmes et hommes, de la place et du rôle des femmes. C’est leur droit de s’y inscrire et de s’atteler à sa restauration. Mais leurs ancêtres avaient plus de courage, qui ne se baptisaient pas féministes !
Martine Storti, essayiste, militante féministe, auteure de : «Pour sortir du manichéisme, des roses et du chocolat», éditions Michel de Maule.