Nos grands-mères avaient la guinguette. Elles «matchaient» un galant à la faveur d’une rumba. Six mois plus tard, elles étaient mariées. Nous, pris dans la toile, confrontés au vertige du choix entre 10 000 profils aguicheurs, nous faisons du sur-place : impossible de trouver la bonne personne. Les plans culs se multiplient. Mais l’amour se dérobe. Nous restons dans l’échec, incapables de nous engager. «Est-on devenu la génération la plus sauvage de l’histoire ?» demande France Ortelli. Dans un ouvrage écrit tambour battant, qui résume les dernières recherches en sociologie amoureuse – Nos cœurs sauvages, aux éditions Arkhê –, la journaliste (et scénariste pour l’émission Tracks), tente de comprendre le phénomène. Il semble toujours plus difficile de s’engager dans une relation. Pourquoi ? Ne disposons-nous pas maintenant d’une liberté quasi-totale dans le choix de nos partenaires ? N’avons-nous pas à disposition d’incroyables outils de rencontre ?
Le célibat comme horizon de vie ?
Pour Franc–e Ortelli, le paradoxe est d’autant plus inquiétant qu’il semble se répandre dans les grandes villes du monde à la vitesse d’une pandémie : Los Angeles détient le record de 58% de personnes singles (célibataires). A Londres, la moitié des foyers est composée d’une personne seule. Le taux est encore plus élevé à Stockholm ou à Tokyo.
A Paris, une femme sur deux est célibataire, contre seulement 36% des femmes en province. «L’extraordinaire progression des mono-foyers est l’une des plus grandes évolutions sociétales depuis le baby-boom. Elle représente l’avènement d’un nouveau modèle qu’aucune culture dans l’histoire de l’humanité n’a jamais expérimenté à un tel degré.» Citant des chiffres encore plus inquiétants, ceux de la solitude, France Ortelli replace le célibat dans un contexte d’expansion mondiale des dépressions, courantes en milieu urbain. Plus il y a foule, plus on se sent exclu.
Seul·e au milieu de tous ?
Les métropoles bondées créent le sentiment d’un vide que l’usage des réseaux sociaux semble curieusement aggraver. On se connecte… mais la solitude devient un problème de santé publique. «Elle tue. Elle serait aussi nocive que fumer quinze cigarettes par jour», se moque France Ortelli.
En 2018, le gouvernement britannique se dote d’un ministère de la Solitude. Sur Google, les requêtes angoissées se multiplient : «SOS amitié», «pas d’amis», «toute seule». Comment comprendre cette tendance ? Citant différentes théories – y compris les plus alarmistes, voire les plus douteuses, celles qui postulent l’influence délétère des outils high-tech sur nos capacités de communication – l’autrice du livre s’abstient de donner franchement son avis mais elle privilégie deux pistes de réflexion. Le premier problème, dit-elle, c’est tout d’abord que la société vous juge en fonction de votre nombre d’amis ou de votre statut : êtes-vous en couple ? Non ? Vous voilà coupable.
Trop de choix tue l’amour ?
Le second problème, c’est «trop de choix» : comment trouver son bonheur quand tout semble à portée de main ? La pléthore de profils en ligne rend la quête proche du casse-tête. «Lorsque nos aïeuls nous parlent de leur cour amoureuse, alors que nous naviguons dans un désert affectif ponctué de date [rendez-vous, ndlr] insignifiantes, nous sommes tentés de penser : c’était plus simple avant.» De fait, oui, c’était plus simple, parce qu’il n’y avait pas de choix : les parents choisissaient pour vous un ou deux prétendants, si possible du même milieu, du même village ou du même quartier. Citant une étude publiée en 2015, par Eric Klinenberg et Aziz Ansari (Modern Romance), France Ortelli explique : «En 1932 – il y a donc moins de cent ans –, seuls 17% des conjoints viennent de villes différentes. Plus de 40% des couples se rencontrent à “moins de vingt pâtés de maisons”.» Quel décalage avec le choix immense que nous offrent aujourd’hui les applis de rencontre…
Quand tout devient possible…
La recherche d’un·e partenaire échappe au contrôle des parents et même des pairs. Désormais, on est seul·e face au choix. Or le choix est rendu d’autant plus difficile qu’il semble démultiplié par l’offre en ligne : il existe un nombre invraisemblable de partenaires potentiels. Tout semble possible, en apparence du moins. Soulignant avec lucidité cette imposture du «choix», France Ortelli résume : «Dans l’imaginaire collectif, avoir le choix est un luxe. Plus on a le choix, plus on est libre.» Mais dans la réalité ? Dans la réalité, plus le panel est large, plus le choix s’accompagne de regrets. Qu’il s’agisse de partenaires ou de confitures, beaucoup d’études semblent le confirmer : plus les personnes se voient offrir des choix, plus elles restent indécises, moins elles sont satisfaites de leur décision.
… plus rien ne l’est
«Ceux qui ont choisi leur partenaire parmi un pool de 24 individus sont moins satisfaits que ceux qui l’ont sélectionné parmi un pool de six», affirme France Ortelli, avant de conclure : livrés à eux-mêmes, tenus pour responsables de leur destin et privés de toute assistance, les individus ne peuvent plus se raccrocher à rien. Pourquoi préférer untel ou unetelle, et au risque de se tromper ? Comment s’investir quand on a l’impression de n’être soi-même qu’une pièce détachée, un être de rechange, facilement remplaçable dans le jeu des échanges affectifs ? Le problème avec la «liberté» c’est qu’elle nous fait perdre confiance en notre capacité d’être utiles ou indispensables à quelqu’un. Or qu’est-ce que l’amour au fond si ce n’est pas de la dépendance ? Un lien qui vous «attache», soit le contraire de l’émancipation. S’il fallait prolonger la réflexion de France Ortelli, ce serait en posant la question : à trop vouloir se libérer, ne met-on pas en danger cette forme d’aliénation qu’est l’amour ?